« Ce chapitre aborde la manière dont la narration est utilisée dans la photographie contemporaine (…)
Ce champ de la pratique photographique est souvent appelé « photographie-tableau » ou « tableau-photographique », car le récit y est concentré dans une seule image, laquelle est autonome. A la différence dans des romans-photos et autres essais photographique publiés dans les magazines au milieu du siècle dernier, forme caractérisée par un récit qui se déroule sur une séquence d’images, les photographies reproduites ici ont pour point commun de contenir chacune l’intégralité d’un récit, et ce même si elles font, comme c’est le cas pour la plupart, partie d’une série. Il est possible de considérer la photographie-tableau comme l’héritière de l’art photographique, et plus précisément de la peinture figurative des XVIIIème et XIXème siècles, étant donné qu’elle repose elle aussi sur le fait que le spectateur est culturellement capable de reconnaître un ensemble de personnages et d’accessoires comme formant un moment significatif d’une histoire. Il ne faut pas croire pour autant que cette affinité de la photographie contemporaine avec la peinture figurative est le résultat d’un mimétisme aveugle ou d’un désir de faire revivre cette forme. Elle témoigne en revanche d’une même volonté de comprendre comment une scène peut être construite de façon à ce que le spectateur reconnaisse qu’une histoire lui est racontée (...)
Passerby, par Jeff Wall, 1996
Wall crée une tension entre l’apparence de cette photographie, qu’on croirait prise de façon instantanée, et le véritable processus qui a conduit à son élaboration, qui repose sur la conception et la construction de l’ensemble de la scène(...)
Il est intéressant de noter que cette démarche qui consiste à concentrer toutes les énergies en vue de la réalisation d’une seule image contribue à remettre en question le mythe du photographe solitaire car dans la mesure où il fait appel à des acteurs, des assistants et des techniciens pour obtenir son tableau photographique, il n’est plus l’unique créateur de l’œuvre mais davantage l’orchestrateur d’une équipe : l’équivalent d’un réalisateur de films dont l’imagination exploite une multiplicité de fantasmes et de réalités.
La photographe américaine Sharon Lockhart (née en 1964) mêle la photographie documentaire, en tant que représentation directe d’un sujet, avec des éléments qui nous amène à douter de cet aspect documentaire. Dans une série de photographie représentant une équipe japonaise de basket féminin, elle joue avec l’équipe entre faits et fiction, cadrant des figures isolées ou des groupes de joueuses, puis éliminant autour d’elles une partie du contexte de sorte que leurs mouvements et le jeu lui même deviennent abstraits. Dans Group#4 : Ayako Sano, elle a isolé l’attitude quasi chorégraphique d’une joueuse de façon à ce que son geste soit réduit à sa plus simple expression : mouvement de danse que la photographe aurait pu lui demander d’effectuer. Le doute s’insinue dans la signification même de l’image, venant subvertir les règles du jeu et la fonction documentaire de la photographie.
Group#4:Ayako Sano
L’un des moyens visuels fréquemment utilisés dans la photographie-tableau pour susciter l’anxiété ou l’incertitude quant à la signification d’une image consiste à représenter des personnages qui tournent le dos au spectateur. Dans la série de Frances Kearney (née en 1970) intitulée Five People Thinking the Same Thing, cinq individus sont ainsi photographiés en train de vaquer à des occupations banales dans des intérieurs dépouillés. Les pensées qui préoccupent ces personnages dont on ne connaît pas l’identité ne sont pas dévoilées, ce qui permet au spectateur d’échafauder ses propres hypothèses à partir de représentation à la fois simples et subtiles des gestes et de la maison des personnages.
Five People Thinking the Same Thing
Dans March 2002, Hannah Starkey (née en 1971) utilise ce même procédé pour donner à une femme assise dans une cantine orientale un air surréaliste et mystérieux. Les lectures possibles du personnage vont de la citadine sophistiquée attendant un rendez vous à une créature plus imaginaire, dont la longue chevelure argentée se déploie telle celle d’une sirène tout droit sortie de la scène aquatique peinte sur le mur. On a le sentiment que les photographies mises en scène par Starkey ont été obtenues à partir d’observations personnelles, les a enjolivées et transformées en subtiles fictions photographiques ponctuées de fantastique. Dans ses photographies comme dans celles de Kearney, le spectateur ne dispose pas d’assez d’informations pour faire du caractère des personnages le point central de l’image. En revanche, le sens se construit à partir des liens que nous tissons entre le lieu, les objets et la personnalité possible des gens dépeints. La mise en scène qui les entoure est le seul indice permettant de cerner leur personnalité.
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